Wauters et Houellebecq : l’intertexte sénile
Par Ismaïl El Jabri
Trois mois séparent les derniers ouvrages de Wauters et Houellebecq : 4 mars 2022 pour Le Musée des Contradictions(Éditions du sous-sol), et 7 janvier 2022 pour Anéantir(Flammarion).
Au vu de la réception habituelle des deux auteurs, l’intertexte étonne. Houellebecq propose dans Anéantirune poétique explicative (neutralité expressive de l’argumentation) là où Wauters s’adonne à une poétique lyrique (accent sur l’intériorité et la réinvention du langage). L’intertexte n’est donc ni dans les solutions apportées (politique) ni dans la stylistique (poétique) mais bien en amont de l’acte auctorial. Les auteurs, en tant qu’hommes actuels, font dialoguer leurs œuvres sans le vouloir. Pleinement ancrés dans le XXIesiècle, ils opèrent un même constat mais en interprètent différemment les jeux de la cause et de l’effet. Dans ce billet, seul un intertexte sera analysé : le traitement des personnes âgées en EHPAD.
Anéantir, comme Le Musée des contradictions,raconte une scène d’évasion hors d’un EHPAD, établissement accusé, par les deux auteurs, de maltraitance (Anéantir : « Les EHPAD sont l’une des plus grandes hontes du système médical français. » [p. 190] ; Le Musée : « Pendant dix ans, ils ont placé des bavoirs autour de chacun de mes repas […] et m’ont aboyé dans les oreilles pour que je reste tranquille. » [p. 19]). Houellebecq impliquera des « sortes d’activistes » (p. 431) chargés d’exfiltrer le père du héros ; là où les vieux de Wauters se libéreront par eux-mêmes : « On s’est enfui par la fenêtre […] On a pris la poudre d’escampette. » (p. 17) Un discours qui fait écho à l’enquête de Victor Castanet, Les Fossoyeurs, parue en janvier 2022.
Wauters propose un discours qui sonnecomme un cri de joie. Les vieux sont comiques, « une belle bande de cinglés ! » (p. 18). Le je est omniprésent, soliloqué : l’intériorité du locuteur est adressée à une allocutaire défunte (« Mon amour », « Lucia »), renforçant par-là la charge émotionnelle de la réception. Le monologue a un mouvement ascendant, les points d’exclamation abondent, la pointe de la nouvelle (où le personnage se laisse couler dans le lac) n’en est que mieux préparée dans une stratégie poético-dramatique. Le rythme est d’autant plus condensé qu’aucun retour à la ligne n’est opéré. Face au bloc typographique, le lecteur n’a pas le temps de « respirer ». Une sorte d’urgence euphorique accompagne la marche des personnages, geste libérateur où le corps quitte le carcéral de l’EHPAD pour retrouver la jouissance de sensations autonomes : « Puis j’ai souri parce que le froid était tel que c’était comme s’il trouait ma joue. Je le sentais courir entre les montagnes grises de mon dentier, caresser ma langue et me parler. » (p. 17)
Chez Houellebecq, le constat se double d’une théorie civilisationnelle. La joie individuelle n’est plus à l’ordre du jour. La vision est bien plus englobante. En effet, Anéantirvoit les EHPAD comme le symptôme d’une civilisation en déperdition, et dont le renversement des valeurs lui sera fatal. Voici ce qu’en dit l’activiste chargé d’exfiltrer le père du héros : « […] notre société a un problème avec la vieillesse ; [c’est] un problème grave, qui [pourrait] la conduire à l’autodestruction. […] Nous ôtons […] toute motivation et tout sens à la vie ; c’est, très exactement, ce que l’on appelle le nihilisme. » (p. 452-453).
L’exposé (très long) est explicatif, la ponctuation plate, le rythme professoral. Le lecteur fait face à une théorie dont on lui explique les tenants et les aboutissants. Le personnage est par ailleurs l’archétype du militant. Sa pensée est donc théorisée, assise, de l’ordre de la conviction intime. Il ne s’agit pas, comme chez Wauters, d’un monologue intérieur, propice au lyrisme d’un je qui se redécouvre. Houellebecq choisit la forme dialoguée. L’interlocuteur écoute, répond, participe pleinement. Si ascension il y a, elle est épistémologique. Le dialogue, à la manière d’une dialectique, doit mener au consolidement de l’argument principal. Argumentation à la neutralité explicative ; une rationalité qui se veut prophétique.
Bien entendu, il ne s’agit pas de nier la charge émotionnelle d’Anéantir. Mais là où Wauters, par le langage poétique, appelle le lecteur à épouser la jouissance du vieil homme libéré, Houellebecq maintiendra sa visée documentariste, voire ethnographique. L’émotion recherchée est l’horreur froide de la réalité ; celle d’une civilisation moribonde, de la vieillesse, de la sauvagerie des institutions si l’amour ne vient pas en arracher les victimes. Chez Houellebecq, peu importe l’intériorité du père (dans tous les cas, la focale interne, centrée sur son fils, ne l’aurait pas permise) la description extérieure du sénilerelève de la nosologie. Elle expose les symptômes d’une société qui se meurt. Wauters, lui, exprime les émotions de personnages qui s’extirpent, ou du moins, essayent de le faire.
Ismaïl El Jabri