S’effacer, s’affirmer, rendre visible l’autre
Par Camilo Balaguera
Son titre l’indique dès le début : Celles qui ne meurent pas d’Anne Boyer[1]est un texte sur l’autre, sur cet autre féminin qui vit le cancer, comme, de fait, l’autrice elle-même. Certes, ce texte relève en partie de l’autobiographie, mais une multitude de personnes, derrières lesquelles partiellement s’efface Anne Boyer, le traverse, car « nous sommes peu nombreux à n’exister la plupart du temps que comme une seule personne » (p. 263). Le « je », dont « les barrières […] cèdent » (p. 67), est donc mis de côté tantôt au profit d’un « nous » capable de se faire mieux entendre en agissant « en chœur » (p. 251)et avide d’une vérité qui « doit être écrite pour quelqu’un, un quelqu’un qui est nous tous » (p. 158) ; tantôt au profit d’un « vous », collectif bouleversant qui, au plus près du lecteur, lui montre la situation des malades avec ironie – par exemple, dans le « communiqué depuis la clinique satellite d’un pavillon » (p. 63 et sqq.) –ou émotion – puisque, malade,« vous avez l’air émaciée, vous avez des cernes sous les yeux… »(p. 283 et sq.) ; mais ce sont les tournures sans personne qui marquent la langue, car il est surtoutquestion « de la douleur, du travail, de la famille, de la mortalité, de la médecine, de l’information, de l’esthétique, de l’histoire, de la vérité, de l’amour, de la littérature et de l’argent », ainsi que du « temps en dehors de » tout cela, temps qui est « l’autre gros problème du cancer » (p. 92 et sq.) ; si bien que, réduit à une précision entre parenthèses, le « je » devient « une personne (moi) » (p. 24), son corps « ce corps (mon corps) » (p. 26), son statut « la patiente (moi) » (p. 70), car c’est là l’expérience de toute malade : « un cancer du sein me[t] notre vie un peu entre parenthèses » (p. 55).
Cet effacement du « je » invite à réfléchir à l’ineffabilité de la douleur, parce que douleur et langage ne peuvent pas cohabiter et que la transcrirea posteriori « reviendrait à prendre en photo l’odeur d’un parfum » (p. 58), d’autant plus que la maladie provoque un état d’irréalité, entre la veille et le sommeil, le souvenir et l’oubli (cf. p. 38); parce que la métaphore, et partant la littérature, est « trop limitée pour décrire tous les types et le nombre de souffrances » (p. 266) et risque surtout, par un potentiel sentimentalisme, d’occulter la vie des autres, de trop exhiber la sienne propre[2]. Cependant « la douleur ne détruit pas le langage, elle le change » (p. 242) : ce langage nouveau peut se composer d’échelles sensorielles poétiques écrites par Anne Boyer (p. 247) ou inspirées d’Emily Dickinson (p. 256 et sq.) ; se réapproprier la métaphore pour, comme dans l’exemple du serpent-malade (p. 301 et sq.), restituer sa clarté ; ou créer une « littérature expérimentale » qui, pour « écrire sur l’éreintement », prend pour modèle l’amour et non la mort (p. 271). Or, pour y parvenir, l’autrice doit être consciente des pièges de la littérature de la maladie : il faut éviter de « transformer la douleur en produit » – comme le cas du ruban rose (pp. 211-216)–, se garder de ce que l’histoire personnelle devienne « un mensonge au service de l’état des choses », savoir que la vérité nécessite courage, finesse, habileté, sagesse, ruse, pour la « connaître […], la reconnaître […], en faire une arme […], savoir qui pourrait l’utiliser […], l’aider à trouver sa route » (p. 158).
Car cet effacement du « je » fonde aussile caractère politique du livre : s’il y constitue une technique littéraire, dans le monde il est la négation de l’individu : une patiente n’est qu’un « objet [qui] peut fonctionner (obtempérer) ou se casser (cesser d’obtempérer) [, ce qui] peut signifier “montrer ne serait-ce qu’un semblant d’agentivité” » (p. 84), agentivité qu’à nouveau les parenthèses nient. Comment donc ne pas sentir la colère d’Anne Boyer (cf. p. 182 et sq.) et ne pas être soi-même en colère, quand, mère isolée, l’autrice vit seule la maladie, parce que « la loi n’autorise personne d’autre [que la famille] à demander un congé payé pour prendre soin d[’elle] » (p. 39), quand « dans l’univers médical capitaliste[…] même une double mastectomie est considérée comme de la chirurgie ambulatoire » (p. 174) [c’est nous qui soulignons], quand « [les malades] [sont] censées garder [leur] malheur pour [elles] tout en donnant courage aux autres […], ainsi qu’on le voit sur YouTube, […] dans Sex and the City, […] dans The L World » (p. 96), quand « les oncologues eux aussi ont peur de l’oncologie » (p. 105), quand in fine « mourir [comme survivre] dépend des facteurs liés aux revenus, à l’éducation, au genre, à la situation familiale, à la couverture santé, à l’âge et à la race » (p. 220) et non seulement à la seule maladie ?
C’est pourquoi la citation en exergue exprime cette nécessité, pour l’écrivaine, de devenir monstre à « dix langues et dix bouches » : pour devenir la rage, la voix de ces « femmes mourantes […] dont aucune n’a de voixni rien qui les distingue vraiment » dans « les livres que d’autresont écrit sur des gens atteints d’un cancer » (p. 139) [c’est nous qui soulignons], de ces malades qui sont « en grande partie mortes [par suites du traitement], mais encore obligées d’aller travailler » (p. 167).
Mais commentcomprendre donc« Épilogue/et ce qui m’a sauvée », où, malgré ces attaques contre le sentimentalisme du « je », l’autrice finit par l’accepter (p. 307), où même les sentiments éprouvés pendant le traitement sont remis en cause, considérés comme exacerbations produites par l’oncologie (p. 308)[3], où la solitude de l’autrice malade s’avère n’être qu’une exagération (p. 310 et sq.), où, alors que, malade, elle attaque l’instrumentalisation de la maladie, guérie, elle affirme que « la mortalité est un cadre sublime » (p. 314) [c’est nous qui soulignons] et transforme sa survie en récit héroïque du ruban rose ? Peut-être faut-il croire que la « souffrance ne croise pas [encore] assez de langage » et que « ceux qui l’endurent doivent [encore] se réunir pour un inventer un » (p. 28), puisque tout ne peut pas être dit (pp. 314 sq.). En fin de compte le « grand texte sur la maladie » restera toujours à écrire (p. 126), et chaque personne devra se confronter, comme Anne Boyer, à ces difficultés du « je ».
Camilo Balaguera
[1]Anne Boyer (2021), Celles qui ne meurent pas. Douleur, vulnérabilité, mortalité, médecine, art, temps, rêves, données, éreintement, cancer et soin, Céline Leroy (trad.), Grasset, Paris.Désormais nous indiquons la page à laquelle nous nous référons entre parenthèses dans le corps du texte. Initialement invitée au Festival internationale de littérature de Lyon 2022, Anne Boyer n’a pas pu finalement y participer. Nous avons pourtant tenu à lui rendre hommage ici.
[2]Cf. p. 135 et sq. : « Être écrivaine c’est être mise au service de ces détails sensoriels, soumise au monde des apparences, et enchaîner les livres conforme à une façon trompeuse et impardonnable de montrer les choses, des livres pleins de monstrations cruelles et inutiles, irresponsables en ce qu’ils évitent de dire ce qui serait éthiquement exigé, puisque dire est cette autre vérité, et que les sens sont enclins aux mensonges de la monstration. »
[3]Dans « Le lit de la malade » l’exacerbation des sens était au contraire acceptée comme réelle.