Conversation entre les lycéens de Terminale générale du Lycée Val-de-Saône (Trévoux) et l’historienne Aurélia Michel.
Pourquoi avez-vous choisi d’écrire cet ouvrage, Un Monde en nègre et blanc ? Pourquoi vous être intéressée à ce sujet ? Y-a-t-il un lien entre ce livre et votre histoire personnelle ?
Aurélia Michel : Il y a toujours un lien entre un livre et son histoire personnelle, mais dans ce cas précis j’ai mis du temps à m’en rendre compte, car au départ je me sentais plutôt éloignée de ces sujets. Mes recherches portent sur l’Amérique latine et surtout le Mexique, et je n’avais qu’une idée assez vague du « commerce triangulaire », de la « traite atlantique », etc., je ne connaissais pas du toute la société antillaise par exemple. Bien sûr, sans avoir eu à le subir directement, j’étais sensible aux enjeux du racisme comme à d’autres inégalités sociales.
C’est en préparant un cours que je devais donner sur ce sujet à l’Université que j’ai compris l’importance de cette histoire de l’esclavage colonial atlantique et surtout, que cette histoire permettait de comprendre le racisme actuel de nos sociétés. Par exemple, j’ai compris que l’économie de plantation atlantique a produit des situations d’une incroyable violence, et que la mémoire de cette violence n’était jamais évoquée directement. J’ai également compris que cette violence liée à l’esclavage précédait les discours raciaux, autrement dit que l’esclavage expliquait la race et non l’inverse.
Enfin, et c’est le plus important pour répondre à votre question, j’ai compris que l’héritage de cette violence, sous la forme de la race, était présent au quotidien, sous différentes formes, y compris dans les domaines qui nous semblent les plus anodins, nos façons de penser, d’interagir, de s’indigner ou de consentir. Ainsi, cette histoire est devenue personnelle, la mienne, celle de mes enfants, de mon entourage.
J’étais tellement étonnée d’avoir pu ignorer tout cela, alors que j’étais moi-même une historienne professionnelle, enseignante à l’université, que j’en ai déduit qu’il y avait un problème. Pourtant il y avait des tonnes de livres et de travaux de recherche sur ces questions. C’est d’ailleurs là-dessus que je me suis appuyée car j’ai fait très peu de recherches directes. J’ai utilisé les connaissances qui sont accessibles en bibliothèque, en ligne, qui sont anciennes et renouvelées car c’est un sujet très travaillé en France et à l’étranger. En faisant une synthèse des connaissances, en recollant tous les morceaux possibles de cette histoire, on arrive à « raconter » notre passé et à réfléchir à ce que l’esclavage a fait de nos sociétés.
Pourquoi utilisez-vous le mot « nègre », qui est péjoratif ?
AM : Une des choses qui m’ont conduites à écrire ce livre est justement le mot « nègre ». J’étais assez gênée mais j’étais obligée de l’utiliser dans mes cours pour expliquer cette histoire, pour travailler sur les documents qui utilisaient ce terme notamment. Je prévenais les étudiants que j’allais devoir l’employer, je prenais des précautions comme parfois mimer des guillemets. Mais un jour je me suis demandée comment il était possible que ce mot, qui date du 16e siècle et qui signifie « esclave africain », soit encore si violent. Normalement, il devrait être obsolète. L’esclavage n’existe plus, et de l’eau a coulé sous les ponts. Pourtant, il est explosif. C’est donc que l’association qui était faite à travers ce terme entre « africain » et « esclave » résonne encore aujourd’hui, suffisamment pour blesser encore. C’est donc que la figure de l’esclave est encore présente. Cela évoque quelque chose de réel, d’actuel, et c’est justement la race.
C’est à partir de ce constat que j’ai voulu travailler, mais aussi interpeller les lecteurs : « ah bon, vous trouvez ce mot choquant ? mais savez-vous pourquoi ? savez-vous, surtout, qu’il est au cœur de notre histoire ? »
C’est en effet une provocation, mais cela désigne parfaitement le sujet du livre, ce qui est la principale qualité d’un titre…
Parfois des lecteurs m’ont signalé que cela représentait un obstacle, ou bien utilisent le mot « nègre » pour citer le livre, et je le comprends très bien. Je regrette de heurter certaines personnes, mais d’un autre côté ce titre me permet d’interpeller des personnes qui n’ont pas encore réfléchi au contenu de ce mot et à l’histoire qu’il révèle.
Ce livre vous a-t-il valu des remarques (négatives ou positives) de la part du public ou des professionnels ?
AM : Ce livre a suscité pas mal de réactions. J’ai eu des retours très positifs dans l’ensemble, beaucoup de gens m’ont remerciée pour l’effet de « dévoilement » de cette histoire. D’autre part je crois que c’est une bonne synthèse pour les gens qui s’intéressent au sujet, il y a des références, de nombreux détails, cela peut être utilisé comme une sorte de manuel d’histoire. Beaucoup de professeurs d’histoire-géo m’ont dit que cela leur était utile.
Et par ailleurs il a aussi suscité des réactions très négatives. C’est ce qui arrive lorsqu’une réalité difficile a été plus ou moins niée et qu’on tente de la mettre en évidence. Ce n’est pas agréable.
Mais il faut bien dire que les gens qui critiquent le livre ont toujours les mêmes arguments. D’abord ils critiquent le fait que l’esclavage non européen n’est pas assez présenté (l’esclavage africain et arabo-musulman plus exactement), alors que ce n’est tout simplement pas le sujet du livre, puisqu’il s’agit d’une histoire de l’Occident. Ensuite les critiques portent sur l’effet culpabilisateur qui stigmatiserait « l’homme blanc ». Par exemple, le livre ne met pas assez en valeur les blancs européens et étasuniens qui ont milité pour l’abolition de l’esclavage au 18e et 19e siècle. Il pourrait donner l’impression que tout est de la faute des Européens. Mais en réalité il n’y a pas du tout l’intention de culpabiliser qui que ce soit, au contraire il s’agit d’expliquer des systèmes, dans lesquels tout le monde est saisi. Les responsabilités dans cette histoire ne sont pas individuelles, et ne sont en aucun cas liées à des couleurs de peau. C’est justement le propos du livre que d’expliquer sans jugement moral, à partir des faits, des chiffres, des sources, l’engrenage dans lequel l’Europe s’est engouffrée avec l’esclavage.
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