Ne nous libérez pas, on s’en charge !

Projet : Le bureau des idées


Qu’est-ce qui vous a donné l’envie d’étudier les féministes et pourquoi vous êtes-vous intéressée au genre?

Michelle Zancarini-Fournel : Puisque vous me posez directement une question personnelle, je vais répondre avec des détails privés ce qui n’est pas dans mes habitudes.

À votre âge, alors que j’étais en première, j’ai lu (en cachette de mes parents) Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir qui a représenté pour moi un modèle et contribué à faire naître une conscience féministe, même si ma famille n’étais pas du tout du même niveau social que la sienne. En terminale au lycée Honoré d’Urfé de Saint-Étienne, conseillée par ma professeure de philosophie, j’ai assisté à la semaine de la pensée marxiste consacrée à « la femme et le communisme ». Pour toucher mon premier salaire comme élève-professeur  en 1965, j’ai du demander l’autorisation à mon père d’ouvrir un compte en banque. Pour une femme quel que soit son âge, c’était soit le père soit le mari qui avait ce droit pour elle. Vous imaginez comment tout cela peut contribuer à forger un point de vue féministe.

Dans le moment 68, j’ai participé à partir de 1971 à des manifestations pour la liberté de la contraception et de l’avortement. Contrairement à ce qui est indiqué dans la plupart des manuels scolaires, la loi Neuwirth adoptée en décembre 1967 (avec les voix de l’opposition) n’a pas apporté la contraception aux femmes et aux filles car les décrets d’application de la loi n’ont été publiés en fin de compte qu’en 1972. Pour les mineures (21 ans) il fallait également une autorisation parentale et seule la loi de novembre 1974 a supprimé cette clause.

Lorsque j’ai entrepris des études d’histoire j’ai eu envie de m’intéresser à l’histoire des femmes (les ouvrières des usines de guerre en 1914-1918 dans le bassin stéphanois pour mon premier mémoire de recherche). J’ai eu la chance de participer comme étudiante en thèse d’histoire des femmes, pendant les vacances de Pâques en 1984, au séminaire de Joan Scott à l’université de Providence aux Etats-Unis où était en train d’être élaboré le concept de genre qui, je le rappelle, est le rapport entre le masculin et le féminin marqué par des rapports de hiérarchie et de pouvoir. Face à la domination masculine, faire l’histoire du féminisme revenait à étudier les conditions d’émancipation des femmes (soutenues parfois par quelques hommes).

Il s’agit donc d’éléments personnels, de prises de position dans des contextes historiques spécifiques et aussi de  création d’une histoire universitaire des femmes à partir de 1973 qui a donné un cadre aux études sur le genre (même si le mot a été accepté tardivement autour de l’an 2000 ; on disait alors histoire des femmes) et sur les féminismes (première thèse soutenue en 1987).

 

Pourquoi ce choix de première de couverture et quelle en est la signification?

MZF : La première de couverture est constituée à la fois d’un titre et d’une photographie. Traditionnellement le titre d’un livre est choisi par la maison d’édition qui nous a proposé ce mot d’ordre, slogan des manifestations féministes post 1970 « Ne me libérez pas je m’en charge ! » mais traité collectivement « Ne nous libérez pas on s’en charge » suivi d’’un sous-titre Histoire des féminismes de 1789 à nos jours qui entendait par le pluriel indiquez la diversité des positions féministes dans un espace chronologique de 1789 à aujourd’hui. Ultérieurement alors que la maquette était déjà imprimée nous nous sommes aperçues que ce mot d’ordre Ne nous libérez pas on s’en charge avait été avancé par un groupe de féministes noires il a trois ou quatre ans ce qui nous a réjoui puisque la création de l’équipe éditorial avait rejoint la pratique d’un groupe féministe spécifique.

Quant à la photographie elle est prise au cours d’une manifestation devant le palais de justice de Bobigny en 1972. Les jeunes femmes qui manifestent font le signe représentant le sexe féminin, pendant féministe des poings levés des manifestations ouvrières depuis le Front populaire. Il s’agissait en 1972 du procès d’une femme, salariée de la RATP (transports parisiens) élevant seule sa fille qui l’avait aidée à avorter parce que cette dernière, mineure,  avait eu une relation non consentie avec son flirt de l’époque, lui aussi mineur.  Arrêté pour un autre motif, il avait dénoncé cet avortement pour obtenir  des policiers sa relaxe.

Ce procès de Bobigny où les accusées étaient défendues par l’avocate Gisèle Halimi (morte récemment en 2020) a contribué à faire bouger les lignes politiques sur la question de l’avortement et la contraception jusqu’aux lois Veil de 1974 (contraception) et 1975 (IVG).

 

Faut-il que toutes les féministes soient solidaires ou qu’elles défendent des causes propres?

MZF : J’imagine que par cette question vous voulez aborder la question de la diversité des revendications des groupes féministes aujourd’hui (comme hier d’ailleurs). Dans l’histoire longue des féminismes il y a toujours eu une question qui fédérait à un moment donné une majorité de féministes, même si d’autres questions étaient posées dans le même temps. Ce fut l’éducation des filles, de la Révolution française à la fin du XIXe siècle (même s’il y avait pendant la Révolution française la revendication du droit de porter les armes signe de citoyenneté) ; puis le suffrage à la Belle Époque et au delà jusqu’en 1944 avec le droit de vote et d’éligibilité accordé aux femmes majeures. Comme nous l’avons vu la contraception et l’avortement ont été au centre des manifestations entre 1971 et 1975, puis la question de la violence faite aux femmes (le viol et les ‘femmes battues’). Cette question du viol et des violences est devenue prépondérante aujourd’hui avec le droit au respect de toutes les orientations sexuelles et des différentes formes des identités. C’est ainsi que des femmes noires revendiquent le droit de se réunir entre elles pour pouvoir discuter de leurs problèmes spécifiques  et rejoindre ensuite d’autres féministes dans un combat commun. Il est sûr que c’est en fédérant les énergies et les forces militantes qu’on arrive à obtenir certains acquis en droit ou de fait.

 

Quels sujets auriez-vous abordés si vous aviez prolongé votre recherche?

MZF : Deux axes possibles dans le prolongement de la recherche : Insister plus que nous ne l’avons fait sur les questions culturelles et comment les féministes ont construit des formes et des actions culturelles spécifiques. Nous avons travaillé sur les affiches, les chansons, les textes humoristiques féministes. Mais il reste beaucoup à explorer sur l’art, la peinture, la vidéo et le cinéma, le théâtre, la photographie, la musique… Nous voulons aussi approfondir la question d’une vision transnationale des féminismes et des transferts de slogans, de théories, et de répertoires d’actions entre groupes de différents pays. On en a pointé quelques effets au XIXe siècle avec la lutte pour l’abolition de la prostitution. J’ai commencé à réfléchir avec une jeune militante colleuse à la fois en France et en Italie, au transfert et à la traduction des mots d’ordre collés sur les murs.

Nous avons remis le manuscrit le jour même du premier confinement. Mais il faudrait travailler plus tard sur le genre de la pandémie avec une perspective inter-sectionnelle : c’est ainsi que j’ai remarqué que les deux premiers morts du Covid dans la grande distribution vivaient et travaillaient en Seine-Saint-Denis (département le plus pauvre et le plus touché par la pandémie), étaient d’origine de familiale d’Afrique du nord et d’Afrique sub-saharienne et avaient des métiers de « premier et première de corvée » : genre, classe, race sont ainsi mêlées de façon imbriquée.

 

Avons-nous besoin d’hommes pour nous aider et nous protéger? »

MZF : Depuis les débuts du mouvement féministe organisé, des hommes (certes en minorité) ont accompagné la lutte des femmes (1869 : Léon Richer et Maria Desraismes) ; des médecins dans le MLAC en 1973 pratiquaient des avortements par la méthodes Karman. Je parlerai moins « d’aider » que de participer. C’est à chaque personne de choisir si elle a envie d’être « aidée et protégée » et par qui elle veut.

En tout cas je me réjouis que dans les débats auxquels nous avons assisté  au cours des interventions en librairie accompagnant la sortie de notre livre, nous avons constaté la présence de jeunes hommes, intéressés et posant des questions.

 

J’espère avoir répondu à vos questionnements et je suis à votre disposition pour prolonger cet échange.

Michelle Zancarini-Fournel, 17 XII 2020

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