A la façon de Camille Ammoun : La nuit des hommes

Projet : Atelier des récits


par Jeanne Bouillet,

étudiante en CPGE au Lycée du Parc

 

D’abord il y a eu le pavé. Le pavé qui est tombé. Tombé fort. Comme une chope de nuit. Comme on chope la nuit. Comme ils chopent surtout, les loubards dansant. Ceux qui se baladent la patte folle quand c’est trop tard. Quand il y a plus personne. Ou presque plus. Plus de jour, plus de talons sur le talus, des bruits en miette, mais des ombres qui s’entêtent. Des ombres qui sortent de sous les escaliers, de sous les plis des boulevards, dessous la ville toute pleine de soir. Des ombres qui chantent. Ça siffle. Têtues comme des pierres.

De celles qu’on pas les idées claires.

Toi, tu sais pour les ombres. Tu es au courant depuis longtemps. Tu as appris à les connaître. On t’a appris à paraître, surtout quand elles apparaissent. De pas montrer que toi, t’es trop tremblante pour être de leur trempe. Trempée de peur, toi, on ne te trompe plus. Plus maintenant. Avant, c’était une autre paire de manches.

Toi tu as appris à les repérer ces drôles d’oiseaux. Leurs ailes coupées, c’est peut-être pour ça qu’ils hurlent. Peut-être pas. C’est la langue du bitume. Peut-être qu’ils parlent au pavé, à la rue, à la ville.

Puisque, d’abord, il y a eu la ville, aussi. Mais toi, tu ne vois pas la ville. Non, tu vois les ombres, et c’est déjà pas mal. Toi tu n’as pas le temps. Parce que la nuit tombe tôt, tu sais, c’est l’hiver. Alors tu n’as pas le temps. Tu cours. Enfin, pas tout à fait, tu cours presque. Faudrait pas qu’elles se laissent tenter par une chasse à l’homme, les ombres. Une chasse à l’homme c’est trop alléchant, elles s’en lècheraient les babines d’ailleurs. Et toi, tu sais que tu paies pas de mine. Tu sais que tu ferais jolie pantomime. Mais que s’il s’agit de parler, et même d’esquiver, de lever la tête, alors là, tu ne saurais plus rien du tout.

Et comme tu ne sais pas, tu cours.

Tu as les pieds qui courent.

Tu as les yeux qui courent.

Tu as les veines qui courent.

Tu as le souffle court.

C’est le même chemin. Tu le connais par cœur. Mais dans la lumière sale des lampadaires, tout se tapit de bêtes embusquées. Sa faune sans doute se tait, masquée. Il y a le passage piéton de la rue Bretagne. Il y a la pharmacie qui fait l’angle. Il y a l’immeuble du dentiste. Il a le commerce tenu par la Madame René, et son chien fatigué. Et puis il y a le feu tricolore. Faut s’arrêter. Puis c’est vert. Le parc Marceau pas loin. Le boulevard perpendiculaire. Et puis, ça y est, la rue Paulin.

Mais alors tu les vois. Ils sont quatre. Ils clopent sur le trottoir. Alors tu voudrais être le macadam, une sorte d’extension un peu vivante, mais pas trop quand même. Alors tu sais que tu devras les croiser. Alors tu te répètes : je suis forte. Je suis forte, je suis forte. Mais rien n’y fait. C’est du vent, tu le sais. Je suis forte. Tu le penses de tout ton corps. Je suis forte. Mais il y a les jambes qui font les flans, un flan ça tient pas très longtemps. Je suis forte. Mais tu trembles. Je suis forte. Mais tu arrêtes de respirer. Je suis forte. Mais tu voudrais mourir.

 

Un temps.

 

Ça se marre comme des baleines de l’autre côté de la rue.

 

Ça siffle clopes sur clopes, de vraies cheminées.

 

Et toi la femme, tu marches droit trait tracé

 

Il n’y aura pas d’échange, de regard, ni de signe ostentatoire, de coup de main, de coup de poing, de baiser, plus que volé, ni de geste déplacé, de pas pas droit sur le pavé, de cheveux désordonnés, d’opéra de douleur, de cri, de clameur, pas de corruption de corps, ni de femme qu’on dévore. Non, rien de tout ça. Il y aura rien.

 

 

Homme

 

et femme

 

 

 

 

s’ignorent.

 

 

Tu dépasses les quatre clopards.

Tu marches dans la nuit.

Et alors,

Tu pleures.

 

Tu pleures parce que tu te dis que c’était si bête.

Tu pleures parce que tu te dis que ce n’était que ça, que c’était si peu, une course contre contre la nuit qui s’en va. Contre la ville brûlante dans l’aube, contre ta peur, course contre ton ombre. Une course contre les lampadaires, course contre pas grand chose en fait. Contre des montagnes d’ « attention ». Des montagnes de leçons. Contre les « c’est la nuit ». Les « rentre pas trop tard ». Les « Ça rôde le soir ». Les « tu es une femme » et son bruit de couperet. Être femme, ce vice.

 

Le jour se lève, au-dessus de la ville qui dort. Un jour de grand vent : tous les oiseaux de nuit sont partis. Comme des grands parapluies, leurs ailes qui partent tout de travers. Ils sont partis tu ne sais pas où, se faufilant partout comme des petites bêtes agonisantes.

Toi tu titubes sur le macadam, qui glisse, ivre de noir réglisse. Ce matin sent le sucre roux qui colle au dent. Toi tu sens le sang surtout, de ta lèvre mordue, seule empreinte que la peur a laissé.

C’est le jour, ça y est. Le soleil descend des appartements, tombe comme ça sur le trottoir, sur ta joue.

Alors il y aura le ciel blanc, il y aura les arbres, plus clairs, comme des gardiens. C’est le début du printemps. C’est mars. Surtout c’est les jours qui grandissent, les ombres reléguées plus tard, différées à une autre portion de nuit. Il y aura les coureurs, ceux qui ne fuient pas vraiment. Et peut-être bien que malgré tout, sans réfléchir, tu te remettras à marcher vite. Alors on verra dans la ville ces dizaines de silhouettes frêles, celles qu’on reconnaît parce qu’elles courent. Ce sera la peur

 

à rebours.

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