La minute nécessaire de
Noémi Lefebvre et Laurent Grappe,
par Clément Lemaître
(Doctorant à l’université de Lille 3)
Si comme moi vous cherchez quelques informations sur internet à propos de Noémi Lefebvre, outre de très sérieuses interviews sur France Culture et quelques articles dans des revues tout aussi sérieuses, il est probable que vous tombiez sur d’étranges et hilarantes vidéos de l’autrice accompagnée de Laurent Grappe. Depuis 2016 environ, elle met en ligne régulièrement de petites capsules vidéo sur son blog (hébergé par Mediapart[1]) dans lesquelles sont traités avec beaucoup d’humour et d’ironie des sujets d’actualité aussi bien que des réflexions sur le langage, la politique ou la littérature.
Une des dernière en date met en scène, à la manière d’un monsieur Cyclopède, un professeur de littérature comparée de Lyon 4 (sic) nommé Hubert Robert présentant sa démarche de travail consistant à mesurer le poids des œuvres et donc leur « élasticité » à l’aide d’un masque chirurgical. Méthode expérimentale aux conclusions herméneutiques foudroyantes : « Plus la littérature est lourde, moins elle rebondit, moins elle a d’élasticité. » Étonnant non ?
Souvent tournées face caméra et en noir et blanc, les saynètes proposées sont de grands moments de farce et de burlesque. Les deux comparses laissent libre cours à leur esprit de dérision et d’autodérision. On appréciera à cet égard la chanson intitulée « Tu te trump », ou bien encore celle extraite du « répertoire spinoziste » dans « La chanson pour tous » où Noémi Lefebvre n’hésite pas à prendre une guitare pour nous chanter un passage de l’Ethique de Spinoza. Mais l’humour est ici particulièrement corrosif et Noémi Lefebvre a ses têtes de Turc : « Le Néolibéralisme » (décembre 2019), « Le Problème de la dette » (février 2018), « L’Idée nucléaire » (mars 2016), etc. On trouve dans toutes ces vidéos une franche critique des sujets d’actualité, du monde de l’entreprise, et plus généralement du libéralisme économique et de ses ardents défenseurs. Le ton y est satirique et l’attaque tranchante : « je ne confierais pas l’avenir de la planète à un gros con comme toi ».
Mais les deux comparses travaillent aussi sur la forme. Ils aiment utiliser des personnages Playmobil, car ils sont « tous conçus pour une société harmonieuse où tout le monde fait quelque chose ». On croise par exemple des CRS et des policiers Playmobil, tantôt dansant et se noyant dans un verre de bière (« Danse tout seul », mai 2020), tantôt assassinant un homme noir lors d’un contrôle de routine (« La Belle vie », décembre 2017), tantôt traversés de réflexions métaphysiques et pastichant Descartes (« Cogito », octobre 2018).
C’est que derrière l’aspect comique des ces vidéos, les deux auteurs voient rouge. L’air faussement naïf qu’ils prennent n’est qu’une manière de mieux faire entendre leur colère contre toutes les formes d’abus de pouvoir : intellectuel, économique ou politique. L’attention qu’ils portent au langage, parfois sous la forme de jeux de mots à la Raymond Devos, est une incitation à la vigilance. Les mots ont un sens et sont souvent les révélateurs d’une oppression possible, ou du moins d’un pouvoir dont la légitimité est toujours discutable.
Ceux qui ont suivi les récents conflits à l’université se délecteront du dialogue entre un policier et un maître de conférence dans « Et la fac elle est à qui », ou comment être d’accord sur le fond mais préférer ne rien dire et « s’abstenir pour ménager les différentes parties ». Le langage est un pouvoir, certes, encore faut-il l’utiliser. La liberté de ton et la jubilation dont font preuvre Noémi Lefebvre et Laurent Grappe en sont une parfaite illustration.
Par Clément Lemaître
(Doctorant à l’Université de Lille 3)
[1] Le blog de Noémi Lefebvre et disponible à l’adresse suivante : https://blogs.mediapart.fr/noemi-lefebvre/blog?page=1.