L’Enfance politique de Noémi Lefebvre,
par Julia Pont
(Doctorante à l’université de Paris-Nanterre)
L’Enfance politique de Noémi Lefebvre raconte l’histoire de Martine, quadragénaire réfugiée chez sa mère pour traverser une phase difficile. En pleine régression, Martine reste au lit, regarde des séries et attend que sa mère lui apporte un sandwich jambon-beurre-cornichons ou à défaut une saucisse-frites-moutarde.
J’appelais ma mère, je voulais l’emmerder, j’avais besoin de ma mère pour emmerder quelqu’un.
Très vite, on comprend que Martine a subi un incident grave qui justifie son état. Cet incident est nommé « viol politique » et n’est jamais vraiment élucidé. Au milieu de ses réflexions enfantines, souvent drôles, s’expriment des pensées noires : Martine veut mourir. À chaque tentative de suicide, elle se fait gronder par sa mère comme une gamine : File ! Et recommence pas ! Mais Martine peine à se contrôler Ça me prenait, je me tuais ; et frôler la mort devient une mauvaise habitude J’étais de nouveau passionnée de mourir et je me retuais. On en rirait.
La seconde partie du livre se déroule à l’hôpital psychiatrique, où Martine est internée pour TS. Alors qu’elle est assommée par les médicaments, son monologue intérieur devient plus décousu. Ses pensées régressent jusqu’à l’enfance de la mère et son éducation religieuse chez les bonnes sœurs, au temps du Maréchal Pétain. Est-ce cela, le nœud de son histoire ? L’enfance de la mère mène-t-elle au viol de la fille ?
À l’HP, Martine pense aux rats. En laboratoire, le rat soumis à une violence trop importante change la chimie de son cerveau, et comme Martine, il veut se tuer. Le rat et Martine doivent se reposer et se calmer.
On expose des rats à des accidents ferroviaires, à des invasions ou à des assauts de régiments de chars blindés ou à des frappes chirurgicales ou des attaques de drones ou des guerres sanglantes ou à des attentats ou des tremblements de Terre ou toutes sortes de catastrophes naturelles ou des viols, des sévices corporels et des tortures, tout à l’échelle du rat.
Est-ce aussi tout cela, le « viol politique » que Martine a subi ? Plus loin dans le livre, les rats laissent place au chien. Martine roule en voiture à travers des champs de blé, libre et joyeuse, quand elle percute violemment un chien sur la route. S’agit-il du récit d’un souvenir traumatique ou d’un rêve ? L’arrêt brutal de cette vie de chien suscite des réflexions embrouillées. Comme l’homme civilisé, le chien civilisé écrasé sur la chaussée ne dit rien, n’exprime pas sa douleur. Il s’autocontrôle, incorporant la violence de l’État par un processus normalisé de surveillance comportementale en application de son règlement intérieur.
S’il y a de la politique dans le viol de Martine et son retour vers l’enfance, c’est qu’on devine que la violence du monde s’est écrasée sur elle. Mais contrairement au chien, Martine écrasée ne s’autocontrôle plus. D’« homme civilisé » – y a-t-il aussi des femmes ? –, elle redevient enfant. Cette régression est un acte paradoxal de rébellion.
Mais L’Enfance politique est d’abord un livre sur le rapport d’une fille à sa mère. L’état psychologique de Martine laisse s’exprimer un amour impudique d’enfant : la quadragénaire saute au cou de sa mère comme un petit animal. Ses peurs et ses désirs sont ceux d’une enfant. Elle songe au Petit Poucet abandonné par ses parents, se demande quand sa mère va venir, pour lui apporter un sandwich, une cigarette et peut-être une surprise. La mère s’est remise à fumer pour fumer avec sa fille ; elles se rejoignent, l’une sous benzodiazépine, l’autre fumant de la weed. Au milieu des Tu fais chier Martine, s’exprime une tendresse que l’on n’a pas l’habitude de voir chez l’homme civilisé qui s’autocontrôle, une tendresse énorme entre une femme adulte et sa vieille mère.
Soudain ça me prend et je le fais, je me dis tiens pourquoi pas sauter au cou de ma mère et je lui saute.
Je lui dis, Man, j’ai de la chance que tu sois ma mère et pas une autre, que ma mère ce soit toi et pas quelqu’un d’autre.
C’est pour qu’elle soit contente de m’avoir et que je l’aie. Je lui dis Man, t’es ma mère. – Dis pas de conneries, Martine.
Extrait p. 130-131 :
– Ce documentaire sur le gnous vous a impressionnée.
– Ça m’a plu.
– Qu’est-ce qui vous a plu ? – Que les gnous sont des animaux d’Afrique australe. – Vous aimeriez être un animal ? – Je sais pas.
– Vous aimeriez être quel animal ? – Je sais pas. – Un gnou ? – Non. – Pourquoi pas un gnou ? – Les gnous sont cons et ils se font massacrer.
– Mais vous aimez les gnous. – Oui. – Pourquoi vous aimez les gnous ? – Parce qu’ils sont tragiques. – Que voyez-vous de tragique chez les gnous ? – Ils sont cons et ils se font massacrer.
Par Julia Pont
(Doctorante à l’université de Paris-Nanterre)