Réalisateur, écrivaine, infirmier : pour une esthétique de la modestie,
par Solène Camus
(Doctorante de l’Université Lyon 2)
1er mars 2021, 20h05, un message s’affiche sur l’écran de mon téléphone : « Ma puce, Depardon sur la 5. Papa ». Il n’y a là rien de surprenant. Mon père sait que je travaille en ce moment sur le texte de Joy Sorman, À la folie, livre dans lequel elle a recueilli la parole de patients et de soignants en hôpital psychiatrique. Alors un documentaire de Raymond Depardon sur l’HP qui rencontre le système judiciaire ça devrait m’intéresser.
Depardon est accompagné de Claudine Nougaret et tous deux viennent présenter 12 jours. Projeté au festival de Cannes et diffusé sur France télévision cette semaine-là, le documentaire montre la mise en application de la loi de 2013, autorisant des individus internés sous contrainte à contester leur hospitalisation. Dans un délai de 12 jours, ils sont présentés à un juge des libertés et de la détention qui doit statuer sur le maintien de leur internement.
Dans À la folie, l’infirmière Catherine parle de cette audience comme d’une « mascarade », une « farce ». Pourtant ni Pantalon, ni Harlequin sur les images de Depardon. Les trois caméras fixes captent dix audiences, chacune entrecoupée de plans-séquences dans l’hôpital du Vinatier, à Lyon. Nougaret précise que le consentement des patients à être filmés a été confirmé plusieurs fois et elle ajoute que « [c]e film raconte la psychiatrie de par la parole des malades »[1]. Celle-ci n’est jamais interrompue et l’audience est rendue dans son intégralité, brute. Depardon explique qu’avec la forme documentaire « [o]n a cette chance (…) d’aller jusqu’au bout, jusqu’à la dernière seconde ». Dans une autre interview, lorsqu’on lui demande comment éviter le voyeurisme quand on filme ce qu’il appelle « les hypersensibles », Depardon répond : « il faut bien les photographier (…). Peut-être faut-il les filmer le mieux possible, pour ne pas rajouter de la misère à la misère »[2]. Joy Sorman interroge également la manière de capter la folie mais cette fois-ci par la littérature. Elle-même nourrie des reportages de Depardon, elle explique avoir rejeté la forme fictionnelle afin d’échapper à une « romanticisation »[3] de la folie. Monteuse non plus d’images mais de mots, elle laisse au verbe de son écrit hybride le soin de frapper le lecteur.
Tout serait affaire de cadrage et de reconnaissance de la souffrance de l’autre. C’est finalement la folie dans tout ce qu’elle a de plus humain qui affleure dans la langue et les images de ces deux observateurs-artistes, placés en retrait des déjà-marginalisés.
Quelques jours après son message, je reparle de 12 jours avec mon père. Rien ne m’étonne dans l’intérêt qu’il porte au réalisateur. Lors de ma dernière visite, c’est lui qui a glissé dans mon sac San Clemente, le documentaire de Depardon, tourné en 1982. « Tu me diras ce que tu en penses. » Mon père connait bien l’hôpital psychiatrique, il y a travaillé presque 40 ans. Il est entré dans le monde de la folie en tant qu’infirmier en 1970 et a vécu ce qu’on considère aujourd’hui comme l’âge d’or de la psychiatrie. Il me parle de la violence de la maladie et de l’institution, puis il revient sur l’image qui en est donnée. « Ce que j’aime chez Depardon, c’est qu’il a un recul qui repose. (…) Des plans fixes, une réalité vraie, mais filmée d’une façon qui ne montre rien d’extraordinaire. C’est le réel et ça c’est reposant. »
Puis il m’explique, que dans les années 80 lui-même travaillait à la limite de la psychiatrie institutionnelle, dans la lignée de La Borde. « Il s’agissait de sortir les patients, de les remettre dans la ville » et de les re-sociabiliser par l’activité. Pour lui ça passait notamment par les images et la vidéo. Il avait donc monté un atelier cinéma dans lequel des patients psychotiques devenaient metteurs en scène, scénaristes, éclaireurs et monteurs. Mon père tenait la caméra et se laissait guider par les instructions des patients. « J’étais persuadé que les malades allaient montrer des choses que les gens ne voient pas. (…) La folie peut montrer une autre forme d’art. » Se montaient alors des films faits principalement de gros plans, en cohérence avec l’image parcellaire que les patients avaient de leur corps. Les films étaient ensuite projetés dans l’hôpital pendant un temps, visibles par tous : soignants, patients, visiteurs.
Comment appréhender la folie quand elle se déploie à l’écran et sur papier ? Depardon nous dit : « Il faut qu’on apprenne à regarder les gens. »[4] Sorman, quant à elle, insiste sur la position modeste de l’auteur face à la folie. Le réalisateur, l’écrivaine et l’infirmier nous rappellent finalement l’humilité nécessaire à celui qui observe le malade mental. Ils élaborent ainsi une esthétique de la modestie qui laisse aux patients l’espace propice à l’expression de leur folie.
Par Solène Camus
(Doctorante à l’Université Lumière Lyon 2)
[1] France 5. C à vous la suite : Raymond Depardon filme l’internement [vidéo en ligne]. France télévision, 01/03/21 [dernière consultation le 01/04/21]. https://www.france.tv/france-5/c-a-vous-la-suite/2319661-raymond-depardon-filme-l-internement.html
[2] France Inter. Raymond Depardon : « En marge de la société officielle, j’ai fait une photographie de la France » [vidéo en ligne]. You Tube, 24/11/17 [dernière consultation le 01/04/21]. https://www.youtube.com/watch?v=vpegcKmLlK0
[3] La Suite dans les idées. Factuel : pour une théorie des œuvres documentaires [enregistrement en ligne]. France Culture, 13/02/21 [dernière consultation le 01/04/21]. https://www.franceculture.fr/emissions/la-suite-dans-les-idees/factuel-pour-une-theorie-des-oeuvres-documentaires
[4] Le Monde. 12 jours: Raymond Depardon cherche à éviter les « poncifs la psychiatrie au cinéma » [vidéo en ligne]. You Tube, 29/05/17 [dernière consultation le 01/04/21]. https://www.youtube.com/watch?v=ynsx7S2A-94