De la viande à la chair : mythologies croisées dans Corps et Âme d’Ildikó Enyedi et Comme une bête de Joy Sorman,
par Caroline Hildebrandt
(Doctorante à l’ENS de Lyon)
Si les multiples facettes de Joy Sorman se révèlent au lectorat francophone depuis Boys, Boys, Boys (2005) jusqu’au tout récent À la Folie (2021), en passant par Comme une bête (2012), Ildikó Enyedi reste encore peu connue dans les salles françaises. Réalisatrice et scénariste hongroise, Enyedi obtient une première reconnaissance lors du festival de Cannes de 1989, en remportant la Caméra d’Or dans la section « Un certain regard » grâce à Mon XXe Siècle ‒ fable de destins croisés aux résonances tragiques qui se conjuguent sur fond de fresque historique. C’est toutefois en remportant l’Ours d’Or de la meilleure réalisatrice à la Berlinale de 2017 grâce à Corps et Âme qu’Enyedi obtient la consécration. Nous tentons ici de faire se croiser les regards d’Enyedi et de Sorman – coup de projecteur souligné d’un trait de plume à la poursuite de la chair dans tous ses états dans Comme une bête et Corps et Âme.
Comme une bête et Corps et Âme opèrent tous deux une virée dans le monde de la boucherie et de l’abattoir. Film comme roman nous emmènent dans les milieux troubles de la production carnée pour nous donner à voir les êtres qui y sont liés. Pour autant, ces deux œuvres se détournent d’une politique de la diététique qui divise nos regards contemporains pour interroger plus en profondeur les mythologies qui les sous-tendent.
Le roman de formation de Sorman nous amène à la suite de Pim, jeune homme désœuvré dont la trajectoire le propulse de ses Côtes d’Armor natales vers un amour-passion pour le métier de boucher. En affutant ainsi sa figure et lui donnant le tour d’une vocation, le roman dé-forme Pim pour le faire renaître en chaman-patriarche grotesque dans les pages finales de l’ouvrage. Pim, en ultime Noé, s’enfonce ainsi dans un délire aux allures de communion schizophrène dans la découpe ritualiste et passionnelle d’une vache qui charrie avec elle les contours d’une mythologie difficile à avaler pour un siècle désabusé ‒ à moins qu’il ne s’agisse là d’un ultime cri d’amour. Le film d’Enyedi quant à lui propose un détour par une animalité onirique qui, plus qu’une perte mystico-mythique dans le délire des chairs, permet de mieux retrouver le sentiment amoureux, humain, et proprement incarné. La caméra d’Enyedi se lance ainsi à la suite de Maria et Endre, tous deux employés d’un abattoir dans la Hongrie contemporaine, qui se retrouvent le soir sous la forme d’un cerf et d’une biche dans leurs rêves respectifs. Si les deux personnages ne parviennent parfois même pas à échanger un simple mot dans le monde aseptisé de l’abattoir, ils apprennent à s’apprivoiser l’un l’autre grâce à leurs avatars oniriques.
« Devenir-vache » : du délire schizo
À travers la trajectoire de Pim, le lecteur parcourt l’intégralité de la chaîne bouchère – de l’élevage à l’abattoir – qui s’oppose à l’ordinaire d’une existence sans imaginaire : celle des marges d’une France provinciale dont l’identité s’est perdue dans une mondialisation dévorante, symbolisée chez Sorman par « la studette Ikea ». Pim, toutefois, ne fait jamais corps avec l’animal. Il délire la vache, mais ne la devient pas. Ainsi, alors qu’il se rêve artiste-trépanateur pénétrant le crâne de Culotte sa vache bien-aimée, c’est son propre délire que Pim rencontre : « Pim a vu ce que voit la vache, Pim est peut-être un ange qui parle aux vaches normandes, un saint qui bénit la viande, un mage de la découpe, ou un illuminé du bocage ». Le « devenir-vache » de Pim – pour tenter un néologisme à la suite de Gilles Deleuze – reste engoncé dans ses propres mythologies : christianisme grotesque et de pacotille (il s’imagine marcher vers la vache, en ouvrant grand les bras, « à la largeur du messie sur sa croix ») sur fond d’allusion aux programmes télé de son enfance (il se surnomme « billot man », et il nous faut entendre ici la voix de Bernard Minet et le générique de Bioman qui faisait fureur sur le petit écran en 1988). Prend-on là réellement part à la souffrance bovine ou répète-t-on les schèmes d’une mythologie dévoyée, devenue symptôme d’une subjectivité contemporaine qui a perdu le sens du sacré ?
Pour une remythologisation (in)carnée : communions oniriques
Au grotesque ironique de Sorman – somme toute parfaitement maîtrisé – répond l’onirisme d’Enyedi qui ne manque pas lui aussi de jouer de la dissonance entre milieu boucher et plan du rêve. Ainsi, alors que les personnages de Maria et Endre avancent dans un apprivoisement mutuel, l’immanence sensible du monde diurne reste malgré tout source de déception, en frôlant les bords mortifères de psychés en souffrance. L’autisme de Maria la pousse ainsi à une tentative de suicide, face à la frustration de ne pouvoir mettre son désir en mots et la certitude de l’abandon de Endre. À l’inverse, celui-ci est empêtré dans les maladresses d’un désir balbutiant qui reste sclérosé dans les réflexes d’une virilité d’apparat, prothèse affective greffée sur son corps atrophié – Endre a en effet perdu l’usage d’un de ses bras durant sa carrière à l’abattoir.
Chez Enyedi toutefois, le devenir-animal est accompli. Le film narre en effet la communion finale de Maria et Endre dans un réel partage de la souffrance de l’autre : une reconnaissance de sa faiblesse qui se transmue en mélange des sensibilités, en reconquête des corps et de leur érotisme. Enyedi trace ainsi les contours de cette nouvelle mythologie où l’abattoir devient le lieu de réenchantement du sous-texte néoplatonicien. Cerf et biche idéels ou idéaux refont place aux corps humains et permettent de faire affleurer l’incarnation amoureuse.
À nous, lecteurs de Sorman, de prendre part à ce diagnostic doux-amer, nous entraînant finalement en hommes responsables « non pas des veaux qui meurent, mais devant les veaux qui meurent » (Gilles Deleuze). À nous, spectateurs d’Enyedi, de quitter l’abattoir vers une reconquête des corps incarnés, où la sensation retrouve les traits du sentiment à la faveur de l’apprivoisement.
Par Caroline Hildebrandt
(Doctorante à l’ENS de Lyon)