«Pim le boucher» d’après Joy Sorman

Projet : L'œil des étudiants


Pim le boucher[1]

Par Virginie Berthebaud

(doctorante à l’ENS de Lyon)

 

Pim a la trentaine, sa silhouette frêle et sa peau blême se fondent parfaitement dans le décor de l’unité 4B. C’est la première fois que je le vois, il est assis, seul dans la salle à manger, en train de triturer un morceau de poulet desséché dans une barquette en plastique. Il pleure.

 

C’est comme ça, mes yeux se mettent à pleurer sans raison, les larmes viennent, je n’y peux rien, ça me le fait depuis que je suis tout petit. Au début les gens pensaient que j’étais hypersensible mais ça n’a rien à voir, j’ai juste un problème avec mes yeux c’est tout.

 

Il continue de jouer avec l’escalope, je me dis qu’il a des mains de pianiste : de longs doigts fins, osseux, qui manipulent les couverts en plastique avec souplesse et douceur. Je ne peux pas m’empêcher de sursauter quand il me dit que ce qui lui manque le plus, ici, c’est les couteaux. Pas les vieux couteaux émoussés qui traînent au fond du tiroir de votre cuisine, non, les vrais couteaux tranchants à la lame étincelante, je donnerais n’importe quoi pour manier à nouveau un couteau à saigner, à dénerver, à fileter. Je suis boucher, il ajoute, comme pour me rassurer.

 

Pim est arrivé ici il y a deux mois, après s’être introduit dans une exploitation agricole de nuit et avoir libéré une centaine de vaches dans la prairie normande. Les flics l’ont trouvé, saoul, étendu au milieu d’un champ, couteau à la main. Une vache gisait à ses côtés : Pim l’avait sélectionnée parmi les fuyardes, tuée puis découpée « dans les règles de l’art ». Chaque partie était à sa place, l’animal mort était savamment reconstitué, une vraie boucherie.

 

Pendant une semaine après cette scène de western dans le bocage normand, Pim semblait touché par la grâce. Il avait accompli une mission de première importance : faire un grand bond en arrière, réaffirmer l’état de nature et redevenir le premier boucher. Celui qui traque la bête, apprend à la connaître et à anticiper ses réactions, pour finalement donner le coup de grâce et faire parler son art de la découpe. Un boucher-chasseur en somme. Pim avait réfléchi pendant des mois avant de passer à l’acte, il avait parcouru toutes les options, toutes les pistes afin de mener le métier de boucher à son apogée. Chez lui, la police a retrouvé des carnets dans lesquels il compilait des idées toutes plus saugrenues les unes que les autres pour, selon lui, « renouer avec l’animal » : transfusion de sang de bœuf vers l’homme, greffes de pieds de porc ou de cornes de taureau et autres hybridations homme-animal.

 

Pim est devenu fou de viande, littéralement, et ses rêves d’hémoglobine l’ont conduit tout droit à l’HP. Pourtant, rien ne le prédestinait à cela, l’obsession pour la viande semble s’être imposée d’elle-même avec le temps. Pim est un silencieux qui abat sa tâche sans ciller, vanté par tous pour son acharnement au travail et son respect scrupuleux des règles du métier. S’il avait choisi d’être boulanger il aurait sans doute eu la même ardeur, dommages collatéraux en moins – la révolution du petit épeautre aurait sans doute fait moins d’émules. Mais étant boucher, Pim est devenu une mascotte ambiguë, récupérée des deux côtés de l’opinion publique. Les militants L214 louent son initiative de grande libération des bêtes et sa critique de l’élevage intensif, tout en passant sous silence la partie la plus glauque du fait-divers, tandis que le monde de la boucherie met en avant la soif de perfection du jeune homme et son amour des bêtes – car il est important d’aimer l’animal que l’on va manger.

 

Pim évolue comme un funambule entre ces deux mondes, artiste incompris et artisan révolté qui échappe à toute catégorisation. Avec un prénom digne de celui de votre animal de compagnie, un tatouage de côte de bœuf sur son omoplate d’une blancheur de lait, des yeux qui se remplissent de larmes pour un oui ou pour un non, Pim demeure l’éternel insondable de l’unité 4B. Les résidents le fuient, de peur qu’il les transforme en paupiettes – sous ses airs d’agneau c’est un vrai fou ce mec – et les psychiatres se cassent la tête à essayer de trouver un sens à ses discours rationnels entrecoupés d’envolées lyriques et sanguinolentes.

 

Après une heure passée avec lui, je suis moi-même perturbée : plus je l’écoute, plus il me semble normal. Il me parle de la fausse viande de supermarché, de l’hérésie du monde agroalimentaire et de l’élevage intensif, de la nécessité de supprimer les intermédiaires. Il devient de plus en plus exalté, me dit qu’il a voulu relancer les dés, pimenter le jeu : pourquoi la bidoche devrait-elle être offerte sur un plateau ? Lors de ses différents stages de formation, Pim s’est vu confronté à la réalité crue : celle des abattoirs, celle du marché de Rungis à cinq heures du matin. Une réalité qui laisse un goût de sang dans la bouche et dont l’odeur ne vous quitte plus.

 

Pourtant, loin d’être dégoûté par le métier, Pim est persuadé de pouvoir trouver la finalité ultime de la boucherie et d’en être le grand réformateur. Pour côtoyer le sublime, il faudra comprendre l’animal, et pour cela, quoi de mieux que de devenir soi-même animal ? Il évoque alors son idée de transfusion, non pas pour créer des monstres hybrides mais bel et bien pour vivre comme une bête, sentir sa souffrance et la prendre à bras-le-corps au lieu d’accepter avec nonchalance le steak qui vous tombe tout cuit dans le bec. Pim met mal à l’aise car il y a du vrai dans son discours, il y a une révolte contre le trop-facile, le pas-fairplay de l’élevage intensif et la viande séparée de l’animal.

 

En sortant du réfectoire, je ressens une certaine peine pour Pim et ses grands idéaux. A-t-il perdu ? En voulant libérer les bêtes, il s’est enfermé lui-même dans un autre monde aseptisé, contraint. Dans sa grande entreprise, il est devenu ce qu’il rêvait d’éradiquer : une bête en cage.

 

Virginie Berthebaud

(Doctorante à l’ENS de Lyon)

 

[1] Librement inspiré de deux romans de Joy Sorman : Comme une bête (2012) et À la folie (2021).

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