par Charlotte,
étudiante en CPGE au Lycée du Parc
Comme tous les villages du sud, le Rouët, situé sur la route de Bagnoles qui va de la Bouverie au Muy, avait ses deux cancres. Deux jeunes filles : une tête brune et une tête blonde. Tout avait commencé un jour d’été. Chiche ou pas chiche, cap ou pas cap de monter discrètement à l’arrière du camion-citerne au moment où il démarre. Et pourquoi ? Juste comme ça. J’avais répondu « oui ! » (je ne répondais jamais autre chose: elle était la grande, j’étais la petite) et en deux temps, trois mouvements, c’était fait.. Nous roulions à toute allure entre les vignes, tellement vite, qu’on ne les comptait plus, on ne comptaient plus les chênes-liège, les inflexions de la route, le vent dans nos cheveux, on ne comptait plus les jolies collines du Rouët, on ne comptait plus tout ça, nan, on goûtait juste pour la première fois cette légère palpitation au cœur, rythme de la liberté. On avait la tête haute, majestueuse, des gestes dramatiques, un regard perçant et souverain sur cette campagne aux mille oliviers, on était comme des combattantes parties effectuer une mission secrète de la plus haute importance dans une autre montagne. Mais on ne perdait pas l’ordre des priorités: d’abord le goûter. On était bien équipé, on avait pris soin de préparer des princes que l’on léchait de manière insolente en se tenant à l’échelle arrière du camion-citerne. Et on allait bon train sur la D47 en direction de Catchéou.
L’idée de la bêtise, sous toutes formes, avait fait florès dans ces deux petites têtes, brune et blonde, blonde et brune, elles sont comme les doigts de la main, pire que les doigts la main. Les batailles de papiers toilette, les sorties nocturnes, faire sonner l’alarme, piquer du vin dans la cave, piquer un carton de vin dans la cave, piquer un magnum dans la cave, s’introduire dans le bureau de grand-père, lire ses journaux intimes, courir nues en plein soleil à côté des locataires, faire le mur, libérer les chevaux, découper des trous dans tous les bas de grand-mère, filouter toutes les clés de la maison pour les perdre ensuite, casser des assiettes dans la forêt, suivre les chasseurs et essayer de leur faire peur,…Je vous le dis, une vraie maladie.
Et un été leur vient à cette tête blonde et à cette tête brune un autre projet, un projet dans la droite ligne du partie des deux cancres : une sorte d’écho à un engagement entendu sur le haut de la montagne Instagram, une rumeur de la ville, un reste, une déglutition d’un engagement féministe qui dans la tête de ses jeunes filles se transformait plutôt en mobile, en alibi pour toujours, toujours la bêtise. Le projet était simple: faire le premier collage féministe dans la ville de Fréjus. C’était un acte fort, un coup radical, un signe d’un engagement profond et médité. Projet sérieux, mais surtout familial. Totalement décomplexé, on y était allé avec le chien, la madre et la Volvo. Notre artillerie en main, vieux seaux en plastique, pinceaux, colle fabriquée la veille, on marchait tranquillement dans la rue à 22 heures, après s’être prélassées toute l’après-midi sur les rochers rouges de la plage de Boulouris. On se dirigeait vers ce petit tunnel piéton qui fait la jonction entre le parking et la plage des Sablettes. On avait choisi un endroit sombre, mais bien fréquenté, histoire que la nouvelle circule dans la ville. On avait discuté des modalités, du lieu, de la date, de l’heure, des acteurs. Et à 22 heures (heure locale du personne-dans-la-rue) ce jour-là, on était fin prêt, on marchait la tête haute en ligne, le chien, la tête blonde, la tête brune, la mère et la Volvo garée dans le parking. On arrive dans le tunnel. On commence. La première affiche était la lettre C. La deuxième, la lettre O. La troisième, le N. Puis le S. Mais la première se décolle. Alors on fait un amas de mains et de colle pour tenter de la recoller. Mais la deuxième se décolle aussi. Alors nouvel agrégat de mains et de colle. Plus on fait, plus on a des gestes nets, vifs, élancés et entre chaque geste on rit, on rit aux éclats. Et cela résonne. On rit parce que c’est ridicule, parce que des gens passent, parce que la colle ne colle pas, parce que la colle est partout sur nous. Mais tant bien que mal on réussit à écrire notre « CEDER CE N’EST PAS CONSENTIR » et « AMOUR N’ÉGALE PAS CONTRÔLE ». On a même eu le temps de prendre des photos (avec filtre) pour la montagne Instagram.
Cela avait été un petit projet comme les autres, léger, une ivresse d’été. Mais lorsque nous sommes revenus le lendemain pour regarder encore une fois notre exploit, les affiches avaient été à moitié déchirées, lacérées. Des bouts étaient par terre, mêlés au sable et se faisaient porter ça et là par le vent. Au mur, il ne restait que des bribes comme des lambeaux de chair. En y regardant de plus près, les lettres formaient une nouvelle expression : un « C’EST CON » et un « MÉGA CON ». Je vous le dis, un vrai carnage.
« C’est donc ça une ville » avait dit la tête blonde, la campagnarde des deux cancres… Sa cousine, la tête brune, une parisienne, n’avait pas répondu. Oui, c’est ça une ville. Une ville, c’est le lieu d’une violence qui n’a pas visage, une violence qui est là dans un tunnel à l’endroit où l’on ne l’attend pas, une violence pas trop forte, latente, retenue, contenue, juste assez pour déchirer du papier, juste assez pour une colique sourde qui vous fait sortir de l’enfance. Une ville, c’est le lieu où l’ennemi écrit d’autres mots avec vos lettres.