La concurrence des récits dans Sciences de la vie (2017) de Joy Sorman,
par Jehanne Eveno (doctorante de l’ENS de Lyon)
Dans son dernier ouvrage en date, À la folie (2021), Joy Sorman s’est plongée dans le monde médical de deux unités psychiatriques, à la mesure d’une journée par semaine pendant un an. Ce qui ressort de cette observation est une œuvre hybride oscillant entre description factuelle et partage de récits de vie. Parmi ces derniers, celui raconté à l’autrice par une médecin surnommée Eva, un « cas célèbre, sur lequel ont buté nombre de psychiatres, tous démunis, tous défaits au combat par le patient lui-même, sa folie aussi froide, résolue et obstinée que peut l’être la raison » (2021 : 266). Face à ce cas exceptionnel est déployé tout un inventaire de méthodes qui rappelle au lecteur un autre roman de Sorman, Sciences de la vie (2017), dont l’héroïne pourrait presque semblée inspirée de l’histoire racontée par la psychiatre.
Sciences de la vie pourrait donc être lu comme l’histoire romancée d’un cas médical bien réel. Le récit déroule l’expérience de Ninon, 17 ans, qui souffre d’un mal mystérieux qui lui brûle les bras. Cette brûlure est la manifestation d’une malédiction familiale qui touche toutes les filles aînées de la famille de Ninon depuis le Moyen-Âge et qui prend des formes variées : de la folie dansante originelle à l’achromatopsie[1] qui touche la mère de Ninon. Pourtant, lorsqu’apparaît la manifestation du pesant héritage familial, la protagoniste se tourne vers la médecine au détriment de l’inscription dans le roman familial.
Malgré son enthousiasme d’enfant pour les histoires de ses ancêtres, une fois atteinte à son tour, Ninon n’évoque pas l’« histoire pathologique familiale dont elle serait le nouveau chapitre » (31) au médecin qu’elle consulte, de peur de brouiller le diagnostic. Ce qu’elle cherche est un mot pour donner un nom à sa douleur. Ce qu’elle veut c’est « un diagnostic clair et un traitement adapté, être répertoriée dans la grande encyclopédie des maladies, que son cas soit nommé, qu’il ait un nom scientifique auquel correspond un remède » (43). Cette image de l’encyclopédie révèle les objectifs de Ninon : rompre avec le récit familial pour s’inscrire dans le récit médical salvateur. Celui-ci est étendu, poussé jusqu’aux limites de sa définition alors que Ninon se tourne vers les médecines douces, les thérapies alternatives puis le chamanisme. Car le mot magique qu’elle attend et espère – et qui se multiplie pour devenir « allodynie tactile dynamique »[2] – ne suffit pas.
Alors, il faut aller chercher autre part l’espoir d’une guérison. Là où Ninon se tourne vers les sciences, sa mère, Esther, place toute sa confiance dans le récit familial. Elle en est après tout la gardienne et son principal objectif reste de « recueillir le témoignage de sa fille et ajouter un chapitre au grimoire, passer enfin du récit de son ascendance à celui de sa descendance ; car pour Esther Moise l’interruption de la transmission serait un échec » (92-3). L’inévitabilité de la transmission pathologique familiale est rendue d’autant plus manifeste dans le roman par l’inclusion de chapitres dédiés au récit de la famille, en italique, qui viennent interrompre la narration des démarches médicales. Ce faisant, les suspensions de l’intrigue principale viennent la compléter, l’enrichir d’un passé que l’héroïne renie. Car, comme Joy Sorman l’explique, « [l]e livre est aussi le récit de la construction d’une identité propre et c’est en ce sens-là que [Ninon] décide de faire scission avec la généalogie pour exister en tant qu’individu »[3]. Ninon ne souhaite pas – ou ne peut pas – adopter la posture de sa mère vis-à-vis du passé. L’héritage familial est dans son cas trop douloureux. Elle tente pourtant de croiser récit familial et récit médical lorsqu’elle se tourne vers la psychiatrie et la psychologie mais cette tentative se solde par un échec.
La transmission a été actée. L’héritage a été légué. L’inscription de Ninon dans le roman familial semble à la fois inévitable et indésirable. La mise en tension de ces deux modes de récits, de ces deux manifestations de son identité, ne peut aboutir à une délivrance. Et pourtant, la douleur disparaît inexplicablement, sans qu’aucun événement, qu’aucun remède ne soit la cause de sa disparition. Sans que Ninon ne manifeste une quelconque acceptation de son héritage familial. Et alors que la jeune fille avait tant cherché à s’en débarrasser, elle se retrouve désemparée par l’absence de la douleur, « une émotion suspecte ne quitte pas Ninon, un malaise inattendu, une insatisfaction retorse, difficile à nommer, et qui grandit » (207). Cette douleur qui était devenue une double part de son identité – en tant que malade et en tant qu’héritière – lui laisse un vide qu’il lui faut combler. Par le tatouage, en recouvrant les zones précédemment victime d’allodynie d’une encre noire qui marque sa différence, elle développe un nouveau mode de récit qui lui permet de reprendre le contrôle de son identité.
Par Jehanne Eveno
(Doctorante à l’ENS de Lyon)
[1] « Esther hérite d’une forme de dégénérescence oculaire, l’achromatopsie, une absence de vision des couleurs provoquée par la disparition des pigments visuels de la rétine » (17).
[2] « [U]n symptôme consécutif à une lésion, un dérèglement du système nerveux, une douleur neuropathique aussi nommée hyperesthésie cutanée, caractérisée par une sensibilité exacerbée du toucher » (55).
[3] Laurence Houot, « Rentrée littéraire – « Sciences de la vie »: 5 questions à Joy Sorman », France Info Culture, 20/08/2017.