par Axelle,
étudiante en CPGE au Lycée du Parc
– Alors, bonjour, déjà. Je voudrais d’abord commencer par m’excuser parce que je pensais qu’on pouvait se servir sur le buffet avant l’entretien mais on m’a dit que non.
Non, non, ce n’est pas grave. De toute manière, personne n’ose jamais y toucher, à ce buffet. C’est un morceau du décor.
Qui êtes-vous ?
– Je suis Gérard. Et je viens de Vendée, c’est dans le sud de la France, vous savez, sur la côte ouest. Il y fait quand même moins bon que sur l’île de Ré, c’est de là que vient ma femme, Annie. Elle n’est pas venue aujourd’hui parce que Aman est malade et qu’elle prend soin de lui. Parfois plus que de moi et je le lui reproche mais on ne peut jamais rien lui reprocher trop longtemps sinon c’est la grève de la faim à table le soir. Aman, c’est un Erythréen que nous hébergeons. Depuis très peu d’ailleurs, c’est peut-être pour ça qu’il est tombé malade, parce qu’il ne s’était pas fait au climat.
Moi aussi je suis de nature fragile mais Annie, elle, pas du tout. La dernière fois qu’elle est tombée malade, c’était il y a des années. Justine ne devait même pas être née. C’est le climat, il endurcit à la longue mais les touristes, ils aiment pas trop ça. Ils préfèrent la Méditerranée. Je n’y suis allé qu’une fois, je crois, une histoire de principe dans ma famille : l’océan ou la mer. Pas vraiment qu’on ait eu le choix mais je n’aurais pas fait autrement de toute façon. Vous auriez choisi quoi, vous ? Non, je sais, vous avez plutôt l’air d’être un admirateur de la Manche. Ça, je comprends pas : de la brume, des gros bateaux et pas de soleil. Là, il y a vraiment de quoi être malade. Heureusement qu’Aman n’y est pas monté ! Il faudra que je lui raconte, qu’il soit content du climat de Vendée. Et puis, il s’habituera.
– J’étais dans les coulisses quand vous avez parlé des députés qui veulent rencontrer des « vrais gens ». Je peux rebondir peut-être ? Parce que j’ai une anecdote qui vous plaira je pense ! En tout cas, personne ne s’est jamais plaint que je la raconte, alors vous me direz. C’est à propos de mon oncle, Raymond, un chauffeur de taxi. Cela se passe au Liban, dans les années 1970. Il devait conduire le député régional M. Abdo au Parlement. La tradition veut que le député s’asseye sur la banquette arrière, à droite, donc loin du chauffeur. Mais Raymond a fait le pari auprès des autres chauffeurs de députés que ce serait M. Abdo qui conduirait. Ils lui disent tous que c’est impossible mais, mon oncle, il a plus d’un tour dans son sac. Alors quand M. Abdo arrive, il prétend un problème de mécanique et il lui demande de conduire comme ça il pourra observer d’où vient le bruit étrange. Et M. Abdo accepte ! Alors Raymond, il est bien content de se faire conduire jusqu’à la Place de l’Etoile et ça surprend tout le monde quand le député descend côté chauffeur !
Je peux peut-être vous en raconter une autre ? Parce que Raymond, son surnom, c’était Abou Rim et l’histoire derrière, elle est dingue. Tout le monde n’a pas droit à un surnom comme ça…
– Dans le quartier de Bab El Oued, quand j’étais petit, c’était comme un théâtre : il y avait des gens bien habillés, des vêtements traditionnels et colorés partout où se posait mon regard. Il y avait les jeunes du quartier aussi, avec des tenues plus tendances. Mais la rue, elle, était hors du temps. Maintenant, ce n’est qu’une suite de fast-foods, de magasins de téléphonie mobile, ce ne sont que des gens dont les silhouettes se ressemblent. C’est peut-être paradoxal, alors, de toujours être captivé par ces vies qui défilent ?
J’ai cet ami, mon ophtalmologiste. Lui, je le connais depuis toujours et, pourtant, je ne le connais pas vraiment. Je ne sais pas si j’ai eu envie un jour de le connaître pour de vrai, de prendre un café avec lui, de parler pour de vrai.
Des fois, je divague. J’oublie que je suis assis dans les gradins et que j’écoute de vraies personnes, comme si le film se déroulait loin de moi. J’ai plein de relations dans ma vie qui sont là par défaut, construites par le temps, par l’usage mais je ne connais pas le moindre souvenir de ces personnes-là. Je ne connais pas leurs histoires.
– Je dois reprendre mon souffle… Excusez-moi… Je n’ai jamais couru aussi vite de toute ma vie… Même quand j’étais petit et que j’étais sur le terrain de foot, je ne courais pas aussi vite, je vous le dis !
L’homme qui parle a la quarantaine, les cheveux noirs, aucune barbe ou moustache. Il est en costume. Je l’imagine courir à toute vitesse, de grandes enjambées, agile entre les rares piétons qu’on peut croiser à cette heure dans la rue. Il évite les poubelles, les poteaux mais il court si vite que tout geste semble précipité, comme une vidéo en accélérée. Je remarque une tache sur son pantalon.
– Je n’ai pas pu tout éviter… J’ai mis le pied dans le caniveau.
La femme qui suit ressemble étrangement à une amie d’enfance. Elle est petite, de grosses lunettes (grands verres ronds, grosse monture), un pull beaucoup trop grand, des baskets d’un blanc éclatant, comme si elles sortaient tout droit de leur boîte. Elle a des poils de chats, ou de chien, sur son manteau noir.
Je suis celui qui devine l’histoire qui n’est pas dite. J’imagine avant même qu’elle ne prenne la parole, j’imagine sa voix, j’imagine son trajet, ce qu’elle a répété et ce qu’elle va réellement me dire.
– Je suis Thomaïs. J’ai grandi en Grèce, jusqu’à mes 10 ans. Donc je sais parler couramment français et grec. Cela ne sert pas à grand-chose dans la vie de tous les jours, je ne sais même pas vraiment pourquoi je le précise, je suis désolée.
Des fois, il y a un narrateur dans ma tête. Sur le trajet, il ne scénarisait pas le présent mais ce qui allait se passer maintenant, devant vous. Je vous imaginais avec les cheveux bruns et même un pull bleu. Mais je vois maintenant que ce n’est pas le cas. Enfin, j’aime bien celui que vous portez !
Ce narrateur, il fait de moi un personnage assez héroïque : tout ce que je fais, du réveil au coucher, tout est intéressant, haletant. Je suis une série permanente, un livre qu’on ne poserait pour rien au monde. Vous devez connaître ce sentiment, vous qui créez même les personnages.
Sherlock ne se trompe jamais mais moi si. Mais je suis agréablement surpris, parce que la réalité est étonnante, pleine de replis inattendus. J’aime beaucoup ça. Écouter Thomaïs, c’est comme m’entendre en miroir. On démultiplie le réel.